INDUSTRIALISATION DU BÉNIN
« ON N'A PAS LE DROIT DE FAIRE CETTE ERREUR-LÀ »

GLAZOUÉ – Tandis que les agriculteurs béninois rêvent de croissance, d’industrialisation et de modernité, la relève agricole québécoise déplore les impacts d’une course à la productivité qui aura brimé son accès à la terre, à la rentabilité et à l’agriculture en respect de ses valeurs. L’heure est donc aux choix déterminants pour ne pas foncer droit vers les mêmes erreurs qu'a commises le Québec, s'accordent les deux nations.

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Rêves obligés
La journée est chaude et le sourire d’Arsène Mignon est contagieux, sur sa ferme de Glazoué. Ses vaches gobent leur portion de minéraux directement dans ses mains et celles de sa fille, pendant que son fils guide le cheptel de dindons à travers la forêt.
Le jeune agriculteur est fier de la symbiose qu’il a réussi à bâtir entre une impressionnante diversité de productions : pisciculture, apiculture, cuniculture, élevages bovins et avicoles, maraîchage, arbres fruitiers… Le maïs du champ peut nourrir les poulets, qui pour leur part peuvent être vendus pour payer la nourriture des poissons, donne-t-il en exemple.
« C’est tout un sacrifice. Oublie-toi toi-même », prononce-t-il en guise de résumé de ses dernières années à bâtir son entreprise, loin des services et de sa communauté.
Beaucoup y voient une incarnation d’un rêve agricole en vogue, au Québec : autosuffisance, diversification, échelle humaine… tout semble y être. Mais lorsqu’on s’arrête pour demander la vision d’Arsène, l’idéal est loin d’être atteint. La demande est là; les ressources et la sécurité, non.
« Dans la vie, il faut chercher à aller de l’avant. Notre objectif est de satisfaire la population et d’aller au-delà de la frontière. Il faut rêver grand et non petit. C’est comme ça », explique celui qui rêve plutôt d’une ferme moderne et de milliers de bêtes.

Il suffit d'installer ce genre de ruches en béton pour que les abeilles natives viennent s'installer, chez Arsène Mignon.
Il suffit d'installer ce genre de ruches en béton pour que les abeilles natives viennent s'installer, chez Arsène Mignon.

La pisciculture fait partie des types de productions d'Arsène Mignon.
La pisciculture fait partie des types de productions d'Arsène Mignon.
« On ne pourrait pas leur en vouloir de s’industrialiser », réfléchit Samuel Thibault, jeune agriculteur de Saint-Adrien venu en mission de coopération pour la Fédération de la relève agricole du Québec.
S’il se réjouit de voir l’agroécologie comme étant une priorité chez de nombreux jeunes agriculteurs béninois rencontrés, il est aussi forcé de constater que beaucoup le font par obligation financière, et non par choix. Et si, avec les ambitions du gouvernement, ceux-ci devaient soudainement se mesurer à une vague de fermes industrielles? Seront-ils forcés de faire passer l’environnement en dernier?
« Je me dis que nous, on n’a pas le droit de faire cette erreur-là », réfléchit Duince Ahossouhe, président du Collège des jeunes agriculteurs du Bénin. Il faut qu’on maintienne le cap dans la diversification et dans la réutilisation de déchets et la revalorisation pour que notre agriculture soit performante. Nous avons le courage de manger ce que nous produisons. Vouloir quitter ce système de production et aller vers l’industrialisation risque de fragiliser complètement notre dispositif de production et remettre à zéro tous les efforts qu’on a faits jusque-là. »
Frédéric Turgeon-Savard, copropriétaire de la ferme coopérative La Roquette à Browsnburg, y voit lui aussi une pente glissante. Dans leur accompagnement futur, la Fédération de la relève agricole du Québec (FRAQ) et UPA Développement international devront y porter une attention particulière.
« Une des grandes problématiques de pourquoi l’Occident détruit la planète au bout du compte, c’est qu’on a tous des métiers hyper spécialisés, qui fait qu’on est hyper productifs, mais au détriment de la planète, et surtout du Sud. C’est une énorme erreur qu’on a faite. On va à l’université, on a des cours d’agrobusiness et on est influencés par ce genre de pratiques de division du travail, parce que dans un objectif capitaliste, c’est plus rentable. Mais la rentabilité a un sacré coût. On mange la claque au Québec en ce moment, et plus personne ne veut faire le métier d’agriculteur. Il n’a plus sa beauté », déplore le producteur maraîcher biologique.

Frédéric Turgeon-Savard a fait partie de la délégation de la relève agricole québécoise qui a été à la rencontre des Béninois.
Frédéric Turgeon-Savard a fait partie de la délégation de la relève agricole québécoise qui a été à la rencontre des Béninois.

Duince Ahossouhe est président du Collège des jeunes agriculteurs du Bénin.
Duince Ahossouhe est président du Collège des jeunes agriculteurs du Bénin.

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À la merci du marché
N’empêche que le marché est libre et la compétition féroce, dans le milieu agroalimentaire béninois.
L’émotion à ce sujet est palpable chez Fidel Agokoun, propriétaire de la pépinière La Puissance de l’agriculture à Glo-Digbe, spécialisée notamment dans les arbres fruitiers et médicinaux.
« Pour vendre, c’est toujours une question de qui tu connais. Il y a des gens qui ne font rien de bon et c’est eux qui gagnent l’appel d’offres public, parce qu’ils sont le frère d’un tel ou d’un tel », décrit-il.
Et même quand les consommateurs sont prêts à payer le juste prix, les intermédiaires seront toujours les premiers à en profiter, dit-il.
« L’an dernier, quelqu’un est venu chercher des plants et me les a achetés pour 500 francs CFA (1,12 $ CA). Il les a finalement revendus à 3000 (6,74 $ CA). Le jour où je l’ai appris, j’ai presque fait une crise cardiaque. »
Son auditoire esquisse un sourire devant tant d’agitation, puis se ravise devant sa détresse. « Ça n’a rien d’amusant », laisse-t-il tomber, épuisé.

« Le plus grand problème ici, c’est la maîtrise du marché », estime de son côté Arcelle Agounkpleto, transformatrice de soja et propriétaire d’une boutique de produits locaux à Bohicon. La jeune femme est aussi impliquée dans l’amélioration des conditions de la relève agricole.
« Je ne connais pas un seul entrepreneur qui maîtrise son marché. Aujourd’hui tu vends un produit, demain tu vas sur le même marché et tu ne vends rien. La journée d’après, tu as tellement de demande que tu ne peux pas y répondre. Le lendemain, tu n’en as pas du tout. »
Actuellement, une vidéo de désinformation circule sur les réseaux sociaux à propos des effets du soja, ce qui a dramatiquement diminué la demande pour ses produits. « C’est cyclique, cette vidéo-là était aussi très populaire il y a deux ans et c’était la catastrophe », explique celle qui n’a que sa propre voix pour défendre son produit.

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L'exemple de l'ananas


Victimes trop longtemps des fluctuations du marché, les producteurs d’ananas béninois ont mis la main sur une solution durable et profitable pour leur filière à besoins particuliers.
L’ananas « pain de sucre », la variété la plus répandue au Bénin, produit un fruit ayant un taux de sucre très apprécié, mais qui est aussi très périssable : les ananas ne mettent que quelques jours à fermenter et ne tolèrent pas non plus les longs voyages.
Ainsi les producteurs ont-ils donné naissance en 2003 à l’entreprise Promo-fruits, qui produit les jus IRA (Initiative pour la relance de l’ananas) dans le plateau d’Allada, là où la majorité des fermes d’ananas du pays sont concentrées. Pas moins de 1080 petits producteurs, regroupés en coopérative, vendent leurs ananas à Promo-fruits à un prix qu’ils déterminent eux-mêmes en assemblée.
L’usine transforme au moins 400 tonnes par semaine et réinvestit tous ses profits dans son expansion, tout en offrant du crédit sans intérêts aux agriculteurs pour leurs intrants ou pour couvrir leurs obligations familiales et sociales.
« Si on n’était pas là, ce serait la catastrophe », résume Dieu-Donné Alladjodjo, directeur de l’entreprise et président de l’Association interprofessionnelle de l’ananas du Bénin.
« Ce que nous achetons crée un vide sur le marché, poursuit-il. Ça permet aux autres, même s’ils ne nous livrent pas, de se positionner sur un marché où la demande est plus forte. Ça donne un espoir aux producteurs qui peuvent aussi aller à la banque obtenir des prêts plus consistants. »
M. Alladjodjo croit que les nouvelles orientations du gouvernement, soit de produire davantage d’ananas et de transformer localement au moins 50 % de la production du pays, risquent de changer l’industrie pour le mieux.

Dieu-Donné Alladjodjo
Dieu-Donné Alladjodjo
« On tourne autour de 30 % en ce moment, dit-il. L’agriculture intensive industrielle ici n’est pas encore développée. C’est nous qui sommes en train d’inculquer ça, parce que sans ça, on ne peut pas aller aussi loin. Il faut produire intensivement pour faire une économie d’échelle et être compétitifs sur le marché national », confie celui qui vise également au-delà de l’Afrique.
L’entreprise pense d’ailleurs elle-même à sécuriser de vastes domaines de culture où l’installation de systèmes d’irrigation pourra être rentabilisée à long terme par des producteurs. Actuellement, seulement 1 % des cultures d’ananas bénéficient d’irrigation pour s’adapter aux changements climatiques.

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Plus loin, ensemble
Lui-même copropriétaire d'une coopérative, Frédéric Turgeon-Savard est convaincu que ce type de structures, de même que la mise en marché collective, a énormément à apporter aux communautés béninoises.
« C’est un modèle que la relève devrait suivre, témoigne Euloge Zomahoun, membre de la coopérative IRETY Productions Farm. Il y a des valeurs à promouvoir. Il y a un adage africain qui dit ‟si vous voulez aller vite, allez-y seul, mais si vous voulez aller loin, allez-y en groupe” ».
Sa coopérative, qui rassemble une quinzaine de travailleurs et qui se spécialise dans la transformation de farine et manioc et de boissons locales, a d’ailleurs accès à des subventions grâce à sa structure. Toutefois, les défis demeurent présents.
« Accorder tous les désirs pour faire un même travail, ce n’est pas souvent facile. Au lieu d’avancer les activités comme on le désire, on a des relations avec des gens dont l’engagement n’est pas au même niveau. Ça piétine un peu », dit-il. Déjà, l’économie sociale connaît une présence grandissante au Bénin et permet à plusieurs producteurs de résister aux aléas du marché en respectant leurs valeurs.

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Combats communs
Étrangement, des deux côtés de l’Atlantique, les enjeux agricoles tendent à se ressembler, remarquent les coopérants de la relève agricole chargés d’initier les premiers liens avec leurs homologues béninois.
Au Québec, la FRAQ décrie depuis plusieurs années une inaccessibilité des terres agricoles, qui sont notamment devenues prisées par les portefeuilles d’investisseurs. La course à la rentabilité d’une terre est devenue intenable pour plusieurs, dont la Magogoise Alexandra Brodeur, membre de la délégation de coopérants au Bénin. L’aspirante agricultrice et son conjoint cherchent à démarrer une production maraîchère sur petite surface dans leur région, mais ils n’ont toujours pas pu mettre la main sur une parcelle à prix réaliste.
« J’ai l’impression qu’on a des réalités vraiment semblables au Bénin et au Québec. Personnellement, mon problème à Magog est beaucoup parce qu’il y a deux ou trois grosses fermes et qu’elles achètent toutes les terres disponibles à des prix de fous. Ou bien des gens qui arrivent de la ville achètent et ne cultivent pas vraiment », dit celle qui songe à se tourner vers la location, mais qui craint d’investir autant d’efforts sur une propriété louée.
Au Bénin, l’accaparement des terres, notamment d’investisseurs étrangers, est aussi devenu un problème. Le gouvernement est d’ailleurs en pleine réforme foncière et domaniale. Il a instauré des lois qui éviteront aux étrangers d’acheter des terres en zone rurale et qui obligeront tout propriétaire de parcelle agricole à avoir un plan de mise en valeur de celle-ci.

Alexandra Brodeur, mêmbre de la Fédération de la relève agricole du Québec, constate que les jeunes agriculteurs Béninois font face à des problèmes similaires aux siens.
Alexandra Brodeur, mêmbre de la Fédération de la relève agricole du Québec, constate que les jeunes agriculteurs Béninois font face à des problèmes similaires aux siens.
Une bonne nouvelle pour la relève? « Sur papier, oui. » Duince Ahossouhe doute cependant que cette réforme puisse réellement être mise en place de manière efficace et encadrée, alors que l’économie du pays est déjà dominée par le secteur informel, soit à l’abri des cadres juridiques et fiscaux de l’État.
En effet, pas moins de 85 % de la main-d’œuvre du pays est rémunérée par le secteur informel, selon la Banque mondiale.





Un germoir à cocotiers chez Fidel Agokun
Un germoir à cocotiers chez Fidel Agokun

Les producteurs mettent des années avant d'avoir un cheptel nombreux, faute de ressources.
Les producteurs mettent des années avant d'avoir un cheptel nombreux, faute de ressources.

Les voitures sont bien chargées devant l'usine Promo-fruits.
Les voitures sont bien chargées devant l'usine Promo-fruits.

Le lapin est une viande très couramment consommée au Bénin. Ceux de Duince Ahossouhe sont élevés en cage surélevée à l'extérieur.
Le lapin est une viande très couramment consommée au Bénin. Ceux de Duince Ahossouhe sont élevés en cage surélevée à l'extérieur.
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Économie informelle
Du côté des agriculteurs, les entreprises sont encore réticentes à se formaliser auprès de l’État, notamment par peur d’avoir à débourser d’importantes sommes en impôts. Une sensibilisation que M. Ahossouhe tient à mettre en branle, sachant déjà que seulement 2 % des entreprises agricoles tiennent une comptabilité selon l’État, notamment par manque d’expertise.
« Un producteur m’a même confié ne pas vouloir tenir de comptabilité parce qu’il ne voulait pas savoir à quel point il creusait un déficit », raconte Samuel Thibault.
L’informel en agriculture se traduit également par l’absence fréquente de protection légale pour les agriculteurs, qui soulignent avoir peu accès aux services de notaires et d’huissiers.

Au centre, Romaric Azannadge parle de sa situation. Ghislaine Gomez, à droite, l'écoute attentivement.
Au centre, Romaric Azannadge parle de sa situation. Ghislaine Gomez, à droite, l'écoute attentivement.
Rencontré sur la ferme d’un de ses semblables, à Zogbodomey, le pépiniériste et éleveur de lapins Romaric Azannadge explique par exemple louer une terre sans contrat pour y pratiquer ses activités horticoles, faute de pouvoir en acquérir une. Son entreprise fondée en 2015 n’est rentable que depuis l’an dernier.
Pendant qu’il partage sa situation, Ghislaine Gomez, assise à côté, l’interrompt net. « Le propriétaire, le jour où il va voir où tu es rentable, il va te dire de dégager », lui lance la jeune femme, qui accompagne des entrepreneurs avec l’Association des jeunes agriculteurs modèles du Bénin (AJAM).
« J’ai vu ça souvent et même parmi les PME que j’ai accompagnées. Un producteur faisait des œufs de table. Il avait tout installé et construit un grand bâtiment. Après cinq ans seulement, le propriétaire est arrivé avec ses enfants et a dit : ‟tu dégages”. Il a dû vendre ses poulets au prix coûtant. »

Comment le Québec pourrait-il soutenir la relève agricole béninoise dans les prochaines années ?

Échanger des pratiques
Une délégation de jeunes agriculteurs béninois devrait s'envoler vers le Québec l'an prochain pour que les deux nations partagent différentes techniques agricoles. Différents matériels de formation pourraient aussi être produits.

Partager des outils
Le besoin d'outils plus efficaces et plus ergonomiques a été clairement identifié par la relève. Des conteneurs d'outils de jardinage accessibles et non motorisés pourraient être envoyés.

Construire des réseaux
La relève québécoise croit pouvoir aider à développer des filières FairTrade, notamment pour le bois de teck ou la noix de cajou. Elle souhaite aussi stimuler le regroupement de producteurs, comme ceux de l'ananas l'ont fait.

Implanter un fonds rotatif
UPA Développement international a déjà instauré des fonds rotatifs dans plusieurs pays où l'organisme coopère. Ces fonds se présentent sous forme de prêts, qui, lorsque remboursés, servent au suivant.

Tester un incubateur agricole
Comme le Bénin comporte plusieurs écoles d'agricultures, la relève québécoise croit que l'instauration d'un incubateur d'entreprises agricoles permettrait à de nombreux jeunes de démarrer plus facilement avant de laisser leur place au prochain.
Pendant deux semaines, neuf jeunes de la relève agricole québécoise ont traversé le Bénin dans l’optique de tisser des liens qui aideront le pays à défendre son agriculture familiale en contexte de changements climatiques, de mondialisation et de course à la croissance économique. La Tribune les a accompagnés et y a fait la découverte des élevages, des cultures et des humains qui constituent la résilience béninoise. Ce reportage a été rendu possible grâce à Affaires mondiales Canada et UPA Développement international.
