IL Y A DIX ANS, LAC-MÉGANTIC
Les héros de la première heure racontent leur enfer
Blessures et syndromes de stress post-traumatique, souvenirs douloureux et images qui ne s’effacent pas : la tragédie ferroviaire de Lac-Mégantic a marqué au fer rouge plusieurs intervenants d’urgence appelés au front de ce drame qui a coûté la vie à 47 personnes, le 6 juillet 2013. À un mois du 10e anniversaire, les Coops de l’information ont rencontré plusieurs de ces héros de la première heure, mais aussi des Méganticois dont la vie a pris une tout autre trajectoire. À lire toute la semaine.
« Je me suis dit que si l’enfer existe, ça devait ressembler à ça. »
Il est 1 h 15 du matin, le 6 juillet 2013. Le pompier volontaire André Laflamme est réveillé par une violente explosion. Il se précipite à l’extérieur de sa résidence et entend une seconde déflagration, tout aussi violente. Mais surtout : il voit une immense boule de feu dans le ciel, provenant du centre-ville de Lac-Mégantic.
« Je suis rentré, j’ai mis mes bottes et j’ai dit à ma blonde : ‘je m’en vais au feu’ », raconte le lieutenant comptant 43 ans de service comme pompier à Lac-Mégantic.
Il était loin de se douter qu’un train composé de 63 wagons-citernes remplis de produits hautement inflammables venait d’exploser, embrasant le cœur de sa ville. Tout comme les autres pompiers volontaires ayant accouru sur les lieux, il s’est senti totalement impuissant devant l’intensité et l’ampleur du « mur de feu » qui se dressait devant eux.
« On ne pouvait pas attaquer ça comme un feu normal », raconte celui que l’on surnomme « Le-Feu », en raison de son nom de famille prédestiné et de sa passion pour son « deuxième » métier.
Le lieutenant Laflamme et ses collègues ont rapidement procédé à l’évacuation des bâtiments encore accessibles. Ils ont aussi sorti deux autopompes qui se trouvaient dans un garage menacé par les flammes.
Le directeur du Service de sécurité incendie de Lac-Mégantic de l’époque, Denis Lauzon, était aux premières loges de ce tragique spectacle.
« On a réagi de la meilleure façon possible dans les circonstances. On se sentait impuissants, mais l’adrénaline a embarqué et on s’est concentrés sur les évacuations. »
Résident d’un quartier situé dans la partie est de Lac-Mégantic, Alexandre Girard n’a pas entendu les explosions. C’est son téléavertisseur qui a tiré du sommeil le pompier volontaire qui comptait alors une dizaine d’années d’expérience.
« Plus je me rapprochais du centre-ville, plus je me rendais compte que quelque chose de grave arrivait », raconte Alexandre Girard.
Une fois sur place, il a réalisé l’ampleur de l’incendie. Mais un autre constat est venu troubler le dentiste de profession : l’appartement de l’employé qu’il avait embauché trois semaines plus tôt était situé directement en face du Musi-Café, où des dizaines de personnes ont perdu la vie. « J’ai tout de suite pensé à lui. Mais l’adrénaline a embarqué et je me suis concentré sur la job. »
Après un long moment au front, le pompier Girard a profité d’une rare pause pour appeler son employé. Même s’il est tombé dans sa boîte vocale, il a poussé un soupir de soulagement. « Au moins, son téléphone n’était pas hors service ! » Plusieurs heures plus tard, il a parlé de vive voix à celui qui est devenu son associé depuis. « Il était à l’extérieur pour la fin de semaine. Il serait probablement mort s’il avait été chez lui. »
COMME UN MARATHON
Après quelques jours au feu, André Laflamme a troqué son uniforme de pompier volontaire pour celui d’ambulancier, son emploi principal. « Je changeais d’uniforme aux deux jours, dit-il. J’étais toujours là. Ç’a duré trois semaines. »
À peu près en même temps, Alexandre Girard est retourné à sa chaise de dentiste. Même s’il n’était pas impliqué dans les opérations sur le terrain, quand il revêtait son sarrau blanc, le pompier-dentiste y contribuait à sa façon. Dans les jours suivant la tragédie, il a fourni les fiches dentaires de certains de ses patients, toujours portés disparus. Les informations qu’elles contenaient ont permis de mettre des noms sur des corps que les flammes avaient rendus impossibles à identifier.
Cette lourde tâche avait été confiée à plusieurs spécialistes, dont les coroners Martin Clavet et Andrée Kronström. Pendant des semaines, ils ont fouillé les décombres, à la recherche de traces permettant d’identifier les victimes.
Pendant que son collègue oeuvrait sur le terrain, la coroner Kronström assurait la communication avec les familles endeuillées. Un mandat délicat qui a nécessité doigté et empathie. Plusieurs fois par jour, elle s’entretenait avec des proches de disparus en attente de la terrible nouvelle.
« Il y avait des familles qui étaient plus discrètes. Il y en avait qui étaient plus tristes. Mais il y en avait qui étaient en colère. Il ne fallait pas que je le prenne personnel. Ce n’était pas moi, mais la situation était très, très, très difficile. »
Dans certains cas, notamment pour les victimes dont le décès a été confirmé par un « jugement déclaratif » parce que l’identification était impossible, les échanges se sont échelonnés sur des mois. La coroner se souvient de moments touchants qu’elle a partagés avec des proches endeuillés. « Certaines familles ont été très généreuses. Malgré leur peine, elles faisaient preuve de gratitude. Une famille en particulier a pris le temps de m’écrire un mot dans une carte et m’a donné un petit peu de sucre d’érable », confie-t-elle avec émotion.
DE L'AIDE DE PARTOUT
Dans les heures, les jours et les semaines qui ont suivi cette catastrophe ferroviaire sans précédent, des centaines de pompiers de partout au Québec, et même des États-Unis, ont été envoyés en renfort à Lac-Mégantic.
Les pompiers de Sherbrooke ont été parmi les premiers. Une quinzaine de minutes après le déraillement, le directeur du Service contre les incendies de Sherbrooke de l’époque, Gaétan Drouin, a reçu une demande d’assistance provenant de son confrère de Lac-Mégantic.
« Pour envoyer trois autopompes, un camion d’élévation et des dizaines de nos pompiers, ça prenait des autorisations. J’ai donc appelé le directeur adjoint, Claude Périnet. Vivant à Lac-Mégantic, il m’a envoyé une photo impressionnante de l’incendie, prise à partir de chez lui, de l’autre côté du lac. Il m’a alors dit: ‘venez-vous en, il va y avoir une centaine de morts’. »
Vers 4 h, les renforts sherbrookois sont arrivés à Lac-Mégantic. Les flammes avaient pris une ampleur démesurée et des déflagrations continuaient de se faire voir et entendre.
« Nous avons joué un rôle de grands frères pour nos collègues de Lac-Mégantic », explique Gaétan Drouin, désigné coordonnateur du site du sinistre par la Sécurité civile. Il salue l’extraordinaire collaboration et le travail acharné des pompiers des deux services. « Ce sont eux qui ont arrêté la propagation des flammes en face du bureau de poste. Ç’a permis de sauver des bâtiments du côté sud de la ville. »
Gaétan Drouin a été à Lac-Mégantic pendant presque deux mois, pratiquement à temps plein. Jamais il ne s’est senti pris au dépourvu ou découragé face à l’ampleur de la tragédie. Il avoue par contre avoir été envahi par le doute, le soir du 6 juillet, lorsqu’il a lancé l’opération d’extinction du convoi en flammes. Il avait élaboré une stratégie complexe, dans laquelle une importante quantité de mousse d’extinction allait être utilisée.
La Ville de Lac-Mégantic avait dû donner une garantie de 300 000 $ pour obtenir la substance essentielle à la réussite de son plan.
« Rien ne marchait au début, lance-t-il. À 23 h, nous étions en mode extinction depuis 19 h et je ne voyais aucun résultat. Je me suis mis à douter. J’avais la petite goutte qui me coulait dans le front ! […] Mais ç’a fini par fonctionner. »
ATTENTE INTERMINABLE À L'HÔPITAL
Chef de service de l’urgence de l’hôpital de Lac-Mégantic, Rémy Lalancette était encore debout quand la première explosion a retenti. Il attendait que son garçon rentre de son quart de travail au McDonald’s.
« Quand j’ai entendu l’explosion, je croyais que mon fils venait de rentrer dans le balcon. Je suis tout de suite sorti. J’ai vu une boule de feu. Comme j’ai travaillé dans le Nord en début de carrière, j’ai déjà vu le ciel rouge lors des feux de forêt. Ça ressemblait à ça. »
Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital, situé à quelques pas de chez lui. Sans hésiter, il a déclenché un code orange, qui signifie qu’une arrivée massive de blessés est envisagée. Tous les membres du personnel jugés essentiels – et plusieurs autres, selon ses souvenirs – se sont rapidement présentés à l’hôpital sans qu’il eût à les appeler.
Le code orange a duré jusqu’à 6 h du matin. Pendant ces longues heures, aucun blessé n’est arrivé à l’urgence. Aucun. L’attente a été très difficile et frustrante. « Tout le monde voulait mettre la main à la pâte. Ce fut également difficile lorsque les familles débarquaient à l’urgence pour savoir s’il y avait des blessés », raconte l’infirmier.
Le personnel de l’hôpital a été grandement sollicité dans les jours et les semaines qui ont suivi. Plusieurs ont été affectés à un dispensaire temporaire, aménagé dans les locaux de l’école secondaire. Tous touchés personnellement, ils ont fait preuve d’un professionnalisme exemplaire. « Il y en a un dont la maison a brûlé pendant qu’il était à l’hôpital. Mais ça n’a jamais paru dans son travail », assure Rémy Lalancette.
MARQUÉS À JAMAIS
Grandement affecté par ce qu’il avait vécu, Denis Lauzon a pris une pause professionnelle de six mois en 2014 et 2015. Il est par la suite revenu brièvement à la tête du Service de la sécurité incendie de Lac-Mégantic, avant de quitter ses fonctions en novembre 2016. Il a alors accepté le poste de directeur adjoint de l’Institut de protection contre les incendies du Québec.
Après un autre congé de maladie d’un an, il a réintégré, à titre d’enseignant, l’équipe de l’institut situé à Laval. Il ne s’en cache pas : il a été victime d’un syndrome de stress post-traumatique sévère.
« Je n’hésite pas à en parler à mes étudiants. J’ai dû aller chercher de l’aide pour m’en sortir et je les encourage fortement à faire de même s’ils subissent un traumatisme un jour dans leur carrière. C’est un peu pour redonner au suivant que j’enseigne », confie-t-il.
Pour André Laflamme, c’est arrivé soudainement en 2016, trois ans après la tragédie. Alors qu’il regardait tout bonnement la télévision, il s’est effondré. Lui aussi victime d’un syndrome de stress post-traumatique, il a pris une pause d’un an de ses deux métiers afin de se reconstruire. Même s’il a traversé une période très difficile, l’ambulancier maintenant retraité n’a jamais envisagé de quitter son deuxième métier. « Je vais mourir pompier. »
Cette passion semble habiter plusieurs concitoyens du sympathique lieutenant. L’actuel directeur du Service de sécurité incendie de Lac-Mégantic, Denis Godin, souligne que huit nouveaux pompiers volontaires ont été embauchés au cours des trois dernières années. Trois autres candidats sont sur une liste d’attente. « Les cinq derniers que j’ai engagés, c’est ressorti clairement qu’ils voulaient aider leur communauté. »
Le chef Godin considère que la construction d’une nouvelle caserne motive aussi les recrues potentielles à lever la main. Ce nouveau quartier général d’environ 8 millions $ a d’ailleurs été inauguré un samedi matin, en mai dernier, par l’actuelle mairesse de Lac-Mégantic, Julie Morin. Elle a reçu tous les pompiers pour le brunch. Alors qu'elle participait au dévoilement d'une plaque en hommage aux pompiers en service le 6 juillet 2013, un train s'est fait entendre.
La mairesse est allée voir l'animateur de la cérémonie. « Puis j'ai dit : t’attends, c'est pas vrai qu'on va rendre hommage à nos pompiers pendant que le train siffle, raconte-t-elle. C'est pas vrai. »
Ce genre d'interruption du train arrive presque chaque fois que la mairesse prend part à une conférence de presse au centre-ville. « Il faut attendre, dit-elle. Parce que c'est une insulte. Le meurtrier est dans notre cour, puis nous, il faudrait faire comme si de rien n'était. C'est impossible. »
Avec la collaboration de Marc Allard
Cynthia Beaulne, conceptrice graphique